Ai-je raison de penser que l'esclavage n'aurait jamais dû avoir lieu ?
La pratique a beau être des plus révoltantes, le philosophe Bernard Williams refuse la tentation de condamner les crimes du passé lointain. « Nous devrions résister [...] à l'idée que nous pouvons choisir la manière de voir le passé », annonce-t-il dans La Honte et la Nécessité (1993; trad. fr. PUF, 1997). Son point de départ est bon, puisqu'il ne marginalise pas les hommes du passé. Déjà pendant l'Antiquité grecque, explique-t-il, les esclaves grecs déploraient leur condition misérable et réalisaient combien « ce hasard était arbitraire ». Pour-tant, à l'époque, les Grecs n'y voyaient pas d'abus moral. Pourquoi? « L'esclavage était considéré comme nécessaire, explique Wil-liams. Cette institution participait au type de vie politique, sociale et culturelle que les Grecs libres aimaient. »
De là à dire que l'esclavage a pu être moral? Bernard Williams convainc parce qu'il ne va pas si loin. Au lieu d'un « relativisme vulgaire » trop permissif, il défend un « relativisme de la distance » qui établit simplement que, passé une certaine distance spatio-temporelle, « certains jugements deviennent inappropriés ». En principe, donc, les jugements de valeurs ne sont pas inter-dits... sauf s'ils opposent deux systèmes moraux incommensurables! En l'occurrence, pendant l'Antiquité, les cadres conceptuels sont tels qu'une cité sans esclave n'est pas une « option réelle ». En fait, la règle de Bernard Williams est la suivante: si la société lointaine dont je suis tentée de condamner les pratiques n'a pas été en mesure de se « convertir » à mon système moral sans voir sa réalité voler en éclats, alors je devrais me dispenser d'émettre un jugement. Par conséquent, le relativisme de la distance renie moins la possibilité d'une vérité morale qu'il ne réfrène certaines condamnations.
« Bien sûr, on peut s'imaginer, tel Kant à la cour du Roi Arthur, condamnant les injustices qui y règnent, mais quel impact cela a-t-il exactement sur notre pensée éthique et politique? », questionne Bernard Williams. Au lieu de juger le passé, questionnons le présent: on se flatte de mieux vivre que nos ancêtres, mais nos descendants, que di-ront-ils de nous?